Delphine Le Serre : L'IA en éducation, entre innovation et défis
Extrait de l'interview pour le livre 'L'IA au service du marketing'
En achetant le livre 'L'IA au service du marketing', vous aurez accès à des ressources complémentaires, dont l'interview complète de Delphine Le Serre. Voici un extrait pour vous donner un avant-goût.
Delphine le Serre - Fondatrice d’EdHu2050 et enseignante à HEC Montréal. Apparaît dans le Top 20 des femmes qui font bouger les lignes en EdTech de Forbes.
Comment l'État soutient-il l'intégration de l'IA dans l'éducation et les entreprises au Canada ?
Delphine Le Serre : Au Canada, plusieurs programmes fédéraux soutiennent l'adoption de l'IA et du numérique, avec des budgets substantiels destinés aux entreprises et aux établissements d'enseignement, selon leur statut juridique. Au niveau provincial, prenons l'exemple du Québec, qui déploie des efforts considérables pour accélérer la digitalisation.
Dans ce paysage, des entités appelées "grappes" servent d'intermédiaires clés entre le gouvernement et le secteur privé pour attribuer ces ressources financières. Ces fonds sont souvent structurés comme des subventions pour des projets spécifiques, tels que l'intégration de l'IA dans les systèmes hospitaliers.
Ces initiatives visent à booster l'efficacité des entreprises, mais également à pallier à une pénurie de main d’œuvres, une réalité qui diffère de la situation en France.
Concernant l'éducation, le tableau est plus complexe. Les écoles privées, mieux financées, embrassent plus rapidement ces technologies, contrairement aux écoles publiques, souvent ralenties par des limitations budgétaires et administratives.
Au Québec, l'appel à l'innovation est constant. Luc Sirois, Innovateur en Chef du Québec, est une figure centrale dans cette dynamique.
L'intégration de l'IA dans les milieux éducatifs varie grandement. Le leadership au sommet est décisif pour catalyser un changement véritable, au-delà des initiatives isolées de quelques enseignants passionnés.
Je m'implique personnellement dans des formations en IA pour les cadres dirigeants, où la demande est conséquente. Toutefois, il manque une orientation stratégique claire pour la formation en IA, devenue un skill incontournable en entreprise.
Existe-t-il des formations pour préparer les enseignants à l'intelligence artificielle ?
Delphine Le Serre : Les universités québécoises ont fait de la direction de l'ingénierie pédagogique une part centrale de leur écosystème éducatif. Les "techno-pédagogues," qui sont l'équivalent québécois des ingénieurs pédagogiques en France, occupent une position stratégique. Ils ne se contentent pas de familiariser les enseignants avec de nouveaux outils ; ils facilitent également des dialogues interdisciplinaires, souvent enrichis par des experts extérieurs.
L'engagement des enseignants est volontaire, ce qui pose une question : sont-ils conscients de l'urgence et de l'ampleur de la transformation civilisationnelle qui nous guette? Il ne s'agit pas de s'adapter à des outils comme ChatGPT ou Midjourney, mais de comprendre les implications plus profondes et existentielles de ce virage rapide et radical de notre société dans un horizon de 3 à 5 ans.
En fin de compte, le véritable enjeu repose sur ce point de basculement cognitif. Les enseignants portent une responsabilité majeure : ils doivent non seulement maîtriser l'usage des nouvelles technologies, mais aussi comprendre les implications plus profondes de ce tournant. Cette lucidité sera, selon moi, le pivot décisif pour l'avenir de l'éducation.
En France, l'enseignement supérieur semble encore tâtonner avec l'intelligence artificielle, avec seulement 10% des enseignants qui l'utilisent. Quelle est la situation au Canada ?
Delphine Le Serre : Au Québec, le panorama technologique diffère assez nettement selon le niveau d'éducation et le type d'établissement. Dans les collèges et lycées, ainsi que dans les programmes universitaires de premier cycle, il existe un certain retard en matière d'adoption de technologies avancées.
Toutefois, lorsque l'on atteint les programmes de maîtrise ou les facultés orientées vers les sciences et technologies de pointe, le tableau se métamorphose. Lors de mes interventions dans ces milieux, je perçois un niveau de sophistication technologique nettement supérieur. Ce phénomène est particulièrement marqué dans les écoles axées sur des domaines hautement spécialisés ; elles semblent avoir pris une longueur d'avance.
En revanche, les petites institutions généralistes restent souvent préoccupées par des questions périphériques telles que la tricherie. Lors de conférences que j'ai données dans la dernière année, y compris aux Etats Unis, cette thématique revenait fréquemment. Je tente de leur faire prendre de la hauteur, rappelant que ces préoccupations, bien que valides, ne doivent pas capter 100% de leur attention de dirigeants d’établissements scolaires ; des solutions existeront rapidement.
Sur le plan éthique, je suis optimiste. Je pense que le progrès technologique contribuera à résoudre nombre de ces problèmes, notamment en matière de représentativité des données et de biais algorithmiques. Certes, la protection des mineurs demeure un enjeu majeur, surtout pour un établissement scolaire pré-universitaire, mais ces questions ont commencé à céder la place à des débats plus nuancés et avancés. Je suis donc d'avis que nous avons franchi une étape importante et que nous nous orientons maintenant vers des questionnements plus holistiques.
Alors que certaines écoles débattent encore de la légitimité des détecteurs de tricherie, quelle place accorder aux outils technologiques dans la salle de classe ?
Delphine Le Serre : L'éducation doit évidemment évoluer avec son temps, mais l'essentiel demeure : l'enseignant n'est pas un simple « techno-pédagogue ». Les outils, quelle que soit leur sophistication, doivent demeurer des facilitateurs. Ici, l'intelligence artificielle peut servir d'accélérateur, en allégeant la charge de travail des enseignants pour leur permettre de suivre leurs étudiants plus efficacement. Cependant, il ne faut pas perdre de vue que ces outils ne doivent pas devenir le centre du cours. Ce temps économisé grâce à l'IA devrait être réinvesti, dans la créativité inhérente à la pratique éducative. C'est là que nous entrons dans une nouvelle dimension de l'éducation qui mérite toute notre attention.
L’IA n’a-t-elle pas révélé le rôle du "sachant" sous un nouvel éclairage ?
Delphine Le Serre : On attribue souvent le statut de "sachant" uniquement aux experts académiques. Mais est-ce vraiment le seul baromètre de l'excellence en enseignement ? Mon expérience, d’ex-responsable d'un département couvrant marketing, commerce et communication, m'indique que ce n'est pas le cas. En fait, les plus impactant en tant qu'enseignants sont souvent ceux que j'appellerais des 'praticiens-enseignants', des gens qui viennent du terrain professionnel. Cela remet en question nos vieilles idées sur l'éducation et invite à réfléchir à des méthodes pédagogiques plus adaptées, surtout à une époque où l'intelligence artificielle est omniprésente.
Ce débat met aussi en lumière la distance entre notre système éducatif et les avancées en sciences de l'apprentissage. Les recherches, comme celles du Professeur japonais Kawashima, montrent que la façon dont on prend des notes ou même notre état physique peut affecter notre capacité à retenir l'information. À l'ère du numérique, avoir des gadgets électroniques en classe peut être plus une distraction qu'un avantage.
Il devient urgent de repenser un système éducatif où la technologie, y compris l'IA, renforce le côté humain de l'enseignement plutôt que de le diluer. Nous devons dépasser un modèle qui ne fait que répondre aux besoins de l'économie pour développer une approche qui vise à l'épanouissement complet de l'individu. Cela implique de réévaluer à la fois le rôle de l'éducateur et ce que nous devrions enseigner. C'est le moment de repenser l'objectif même de notre système éducatif.